"Pourquoi
Hayakawa a fui Hollwood"
Par
Winnifred Eaton Reeve (Onoto Watanna)
Motion Picture Magazine, Janvier, 1929
Sessue
Hayakawa. Hier, un nom lié au monde du cinéma.
Étoile de première magnitude. Une célébrité
comparable à celle de Valentino. Des légions d'admirateurs.
La star qui a inauguré le grand Strand Theater à
New York et l'a rempli pendant des mois.
Durant
ces quatre dernières années, un grand mystère
continuait à planer sur Hollywood : pourquoi Sessue
Hayakawa avait-il subitement disparu des écrans ? Pour
quelles raisons était-il parti alors qu'il se trouvait
au faîte de sa popularité et de sa gloire ? Pourquoi,
littéralement du jour au lendemain, a-t-il abandonné
sa somptueuse résidence, renvoyé tout son personnel,
à l'exception d'un couple chargé de l'entretien,
et disparu d'Hollywood ?
Une information parue récemment dans la presse annonçait
son retour prochain. Son premier film est maintenant en phase
de production.
Peut-être Hayakawa va-t-il enfin s'expliquer, ai-je pensé.
Peut-être voudra-t-il que la foule de ses amis et de ses
admirateurs sache la raison pour laquelle il a abandonné
un travail qu'il aimait tant. Autant de choses que j'avais en
tête quand je l'ai contacté. Et c'est la première
chose que je lui ai demandée.
Pourquoi
avez-vous abandonné le cinéma ?
Il
a semblé un peu décontenancé par cette
question abrupte. Pendant un instant son regard s'est figé,
puis il a regardé dans le vide, d'un air absent, comme
s'il retournait la question dans sa tête. Il semblait
hésiter.
Il
y a eu tout un ensemble de raisons. Je n'aimais pas les histoires
dans lesquelles on me demandait de jouer.
Il a souri légèrement.
Aucune
d'elles. La dernière je l'ai choisie au hasard. On m'en
avait donné trois. Aucune ne me plaisait, mais ils ont
insisté pour que j'en sélectionne une quand même.
Alors j'ai dit « am stram gram ! » et j'ai
tiré un des scénarios. Un projet choisi de cette
manière ne peut être bon. C'est un coup de dé.
Impossible de s'y investir. Et je ne joue pas bien quand je
n'y mets pas mon coeurr.
Vous
n'avez tout de même pas arrêté le cinéma
à cause de cela ? ai-je insisté, incrédule.
Oh,
non, non !, s'est-il récrié aussitôt, c'était
seulement une parmi mes nombreuses contrariétés.
Il est resté un temps songeur, le visage grave. Soudain,
et presque brutalement, il a repris.
Je
vais tout vous dire. Je vais vous la donner la véritable
raison. C'était une chose grave. Et qui m'a profondément
touché !
Il
s'est alors frappé fortement la poitrine. Ses yeux sombres
brillaient d'un éclat minéral.
C'est
à cause d'une chose que l'on ma dite, qu'un homme digne
de ce nom ne devrait pas dire et qu'aucun homme véritable
ne devrait entendre. Une chose qu'on ne devrait jamais exprimer.
Vous comprenez, c'était... indécent.
Je m'étais associé avec les membres d'une compagnie
cinématographique. Ils me devaient 90 000$. Je ne leur
avais pas réclamé cet argent. Je pensais qu'ils
avaient le temps de me rembourser. Peut-être qu'ils comptaient
trop sur cette dette. Ils pensaient que c'était une raison
suffisante pour me forcer la main, m'humilier et
me chercher des histoires. Une querelle, ça ne me dérange
pas. Mais c'était à sens unique, vous savez. Je
les ai laissé dire ci, ça, tout ce qu'ils ont
voulu, et je n'ai pas répondu. Pas un seul mot. C'est
alors que l'un d'entre eux le chef s'est
mis en colère et m'a insulté. Il a dit une chose
qu'on ne dit pas. Une chose qui était une insulte impardonnable
pour moi et un affront à ma nationalité. Nul ne
peut rien à l'endroit où il est né
à son sang. Seul un lâche et un ignorant lance
à la figure d'un autre qu'il n'aime pas sa race. Je viens
d'un peuple fier un homme de ma qualité ne
peut tolérer pareille insulte. Mais je n'ai rien dit.
Je l'ai regardé, et je me suis tu. Il a alors ajouté
« Ici, on n'a pas besoin de chinetoques. »
Je ne suis pas un chinetoque. Je suis un gentleman japonais,
et le mot chinetoque n'aurait pas dû être prononcé.
J'ai continué à le regarder fixement et je n'ai
rien répondu. Tout le monde avait l'air mal à
l'aise. Alors je les ai tous salués poliment et j'ai
quitté la pièce.
Exit
Hollywood, retour au pays
Le soir même, ils m'ont envoyé une
lettre. Ils voulaient savoir combien j'exigeais pour le remboursement
de mon prêt de 90 000$. Je n'ai pas daigné répondre,
mais dès le lendemain, j'ai mis une saisie-arrêt
sur chaque bien de cette compagnie, comme la loi m'y autorisait.
Le même jour, j'ai renvoyé tous mes employés
j'ai fermé la maison où je n'ai laissé
qu'un gardien ; j'ai annulé tous mes engagements. Et
je me suis dit « Maintenant, c'est terminé ».
J'avais déjà subi de nombreuses petites insultes
et des brimades mais rien rien de comparable
à celle là. Je n'ai pas attendu le résultat
de mes actions légales et la nuit même j'ai pris
le train pour San Francisco, et de là j'ai immédiatement
embarqué pour le Japon.
Je suis resté trois mois au Japon. Ensuite je suis revenu
en Amérique, par San Francisco, mais je ne me suis même
pas arrêté à Hollywood. Je suis allé
directement à New York d'où je suis parti pour
la France.
Hayakawa
a poussé un grand soupir. Je pense qu'il était
content de s'être débarrassé de ce poids
de l'avoir évacué. Il avait gardé
cette blessure si longtemps qu'elle lui était restée
sur le cur. Il avait envoyé promener sa carrière
pour une insulte.
Avez-vous
récupéré vos 90 000$ ? ai-je demandé,
pragmatique.
Hayakawa
a haussé les épaules, comme si l'argent n'était
qu'un détail.
Oh oui. L'affaire a été réglée en
un quart d'heure avec les représentants de la nouvelle
compagnie qui avait racheté les avoirs. Tout cet argent
m'a été payé alors que j'étais en
France.
Il
s'est agité, m'a offert une cigarette, en a allumé
une ; il a souri à travers la fumée. J'ai compris
qu'il souhaitait changer de sujet.
L'escapade
de trois ans
Comment les Français vous ont-il traité
?
Très
courtoisement. À Paris, j'ai fait un film japonais appelé
La Bataille (1). J'avais espéré
faire ce film au Japon parce qu'il était nécessaire
d'avoir de nombreux navires de guerre, mais le ministre français
des Armées a résolu mon problème. Il a
mis à ma disposition 17 navires. Il m'a nommé
commandant de la Marine Française. J'étais déjà
officier de la marine japonaise. Tous les jours, le capitaine
venait me voir, il me saluait et demandait : « Combien
de navires aujourd'hui, commandant ? De combien d'hommes avez-vous
besoin ? » Ils hissaient le drapeau japonais sur
les bâtiments français. Les marins français
et les officiers mettaient des uniformes japonais. Même
la fille du Ministre à joué dans le film pour
me faire honneur. C'était merveilleux ! Quelle générosité
! Quel enthousiasme et quelle exquise considération !
Quelle inspiration ! Nous avons fait un grand film. Pendant
trois ans il est resté à l'affiche d'un des cinémas
de Paris.
Il
y a environ un an, Hayakawa est revenu en Amérique. Il
a admis que le pays lui manquait la nostalgie. Il
voulait retrouver le lieu où il avait connu ses plus
grands succès et où il avait été
si cruellement blessé. Avant de revenir aux films, il
a décidé de vérifier si sa popularité
avait pâti de sa longue absence. Il l'a testée
dans une tournée de vaudeville, d'une côte à
l'autre, où il était la tête d'affiche,
et a joué dans des théâtre bondés.
Partout où il est allé l'accueil a été
enthousiaste.
Un
pays plus accueillant
Avez-vous trouvé les choses changées ?
La
nature humaine ne change pas, mais le temps adoucit et apaise.
Les préjugés partent en fumée. Aujourd'hui
je discerne un sentiment plus fort et plus amical. Il y a même
un désir plus marqué pour les films orientaux.
Ils pourraient devenir un engouement. Dolores del Rio va jouer
dans Aimé des dieux (2) ; Metro
Goldwyn Meyer prépare un film japonais ; Norma Talmadge
envisage de faire Madame Butterfly ; A Japanese
Nightingale (3) va reprendre. Et puis les
films orientaux se prêtent bien au Technicolor. Ils vont
être superbes.
Et
le son ? Allez-vous utiliser le son dans vos films ?
Je
ne sais pas. Je n'en suis pas certain. Peut-être pour
des choses comme le bruit des vagues, le vent, les chants traditionnels,
le tintement des cloches, etc. mais pour ce qui est des dialogues
Il a secoué la tête et soupiré, troublé.
Que
pensez-vous du cinéma parlant ?
Difficile
à dire. On ne devrait pas donner son opinion trop vite.
Toute prédiction est prématurée. Cela va
demander pas mal d'ajustements. Les pièces de théâtre
sont répétées pendant deux semaines et
ensuite jouées sur les routes jusqu'à ce que les
acteurs connaissent parfaitement leur texte. Au cinéma,
on répète à peine une journée et
on filme. Les acteurs parlant vont être trop conscients
de leur voix ; ils vont avoir peur de l'effet et ne pas être
sûrs de leur texte. Le doute va se lire sur leur visage.
Si l'on n'y prend garde, on risque de négliger le mouvement
pour se focaliser sur le texte. De tomber dans l'automatisme,
un peu comme une poupée mécanique. Il va manquer
à l'acteur la direction du réalisateur, qui ne
devra pas parler car alors sa voix sera enregistrée par
le micro. Ah ! Nous n'en sommes qu'au début.
Le
problème du parlant
Il a considéré le sujet, marchant de long en large,
un peu nerveux, comme s'il était inquiet.
Dans
mon cas. Supposez que je mette des dialogues dans mes films.
Comme je parle avec un accent, ce sera du charabia.
Il a changé brusquement de sujet et s'est mis à
parler livres il est très cultivé
; golf il en est fanatique et dit que sa conception
du Nirvana c'est le moment où, après un beau coup,
la balle tombe dans le trou. Il a parlé de psychologie,
de réincarnation, de sa femme, qui « enchante
son foyer »(4), de sa première
scénariste, Eve Unsell « une femme
charmante de grand talent et de grande beauté. »
(Incidemment, Eve Unsell a dit de Sessue Hayakawa qu'il est
un des plus grands acteurs que l'on ait vu à l'écran
« un homme investi de cette rare qualité
le génie ! »)
Hayakawa
n'a pas beaucoup changé depuis son départ d'Amérique.
Il n'a pas encore trente ans. C'est un homme d'une taille au-dessus
de la moyenne, au corps aussi souple que celui d'un acrobate.
Il est né a Tokyo, et descend d'une famille de samouraï.
Il est diplômé de l'Université Impériale,
officier naval, boxeur amateur, lutteur, escrimeur, expert en
jiu-jitsu et nageur.
Le Prince bandit (5) est le nom
de l'histoire dans laquelle il va faire son grand retour au
cinéma. Hayakawa a écrit le roman lui-même.
Il raconte la capture de deux Américaines par des bandits.
Il y a deux héroïnes, l'Américaine blonde
et la petite princesse Mandchoue.
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NDT
1- D'après le roman La Bataille
de Claude Farrère.
2-
The Darling of the Gods, (Chéri des dieux)
une pièce de 1902 à sujet japonais, de John Luther
Long et David Belasco, les auteurs de Madame Butterfly.
Je n'ai pas trouvé trace du film avec Dolores del Rio.
3-
A Japanese Nightingale, (Un Rossignol japonais)
était une des uvres d'Otono Watanna.
4-
Sa femme, Tsuru Aoki, était elle aussi actrice et a souvent
été sa partenaire au cinéma.
5-
Le Prince bandit. Je n'ai trouvé trace
de ce film nulle part, du moins sous ce titre.